« ...un destin quasi clandestin dans lequel ils se reconnaissent [...] »
« E. Grossman : [...] Il y a sans doute une “communauté” de vos lecteurs et pourtant ils ne se ressemblent pas, n’ont souvent guère à voir les uns avec les autres. Ce n’est ni un groupe ni une école et pourtant quelque chose dans la reconnaissance de votre pensée les lie, fait lien. Est-ce qu’on pourrait y voir quelque chose de cette “communauté de déliaison sociale” que vous définissez dans Politiques de l’amitié ?
J. Derrida : [...] Pour m’y risquer à mon tour, j’hésiterai évidemment à me servir –vous avez hésité vous-même− du mot communauté. Il est vrai pourtant que quelque chose –je ne sais pas si je peux dire rassemble, ou se ressemble− quelque chose en tout cas ressemble ici, depuis quelques décennies, à une affinité, à un destin ou à un devoir partagés, entre des écrivains, des universitaires, des intellectuels appartenant à des cultures étrangères ou écrivant dans des langues fort différentes. [...] Il y a là pour moi, depuis fort longtemps, un sujet d’étonnement, de réflexion et d’expérience constantes. De jouissance aussi, de joie. J’essaie de comprendre l’histoire cachée, quasi clandestine de ce qui se passe là, et qui se passe à travers des langues souvent intraduisibles entre elles ou si difficilement traduisibles. [...] Dans chaque cas, il faudrait analyser la spécificité de cet étrange milieu qui n’est pas une communauté, et qui néanmoins garde en effet une référence commune à mes propres textes ou à mon enseignement, mais aussi une attitude de résistance à la culture dominante, à la culture universitaire dominante. C’est donc aussi une sorte de contre-culture. Au fond, ils ont en commun –c’est ce que j’appelais destin tout à l’heure−, d’avoir les mêmes types d’ennemis que moi : ça rassemble. Ce n’est pas une communauté mais un destin quasi clandestin dans lequel ils se reconnaissent souvent et se reconnaissent entre eux ».
« La vérité blessante. Ou le corps à corps des langues. Entretien avec Jacques Derrida », in Revue Europe, 82 ème année, nº 901, mai 2004, pp. 8-10.